Entre père et mer

Entre père et mer






Ma mère était une passionnée de canevas. Je n’ai jamais bien compris pourquoi. Si je ne m’abuse, elle affectionnait particulièrement les deux points. Chaque semaine, elle en chiait un nouveau. Elle pouvait y passer la nuit pour l’achever. Après la messe dominicale, où elle baillait sans relâche, ses amies venaient voir la pièce et se pâmaient devant. Je ne comprenais pas bien ce qu’elles lui trouvaient. Ses couleurs vives me donnaient la nausée. Il n’y avait là nulle évocation d’ailleurs, seulement des scènes champêtres répétées à l’infini. J’assistais à ces scènes en buvant sagement mon sirop de pêche, mais surtout en essayant de me gratter le cul le plus discrètement possible. Soixante ans après, ça me le gratte toujours, et je vénère plus que jamais ma solitude.


 

Mon père était un grand malade. En effet, il me mettait souvent des mandales. Il entendait par là sans doute me corriger. Il faut dire que j’en tenais une couche. Je ne me souviens pas avoir éprouvé ni respect, ni considération, ni admiration à son égard. En somme, je lui refusais tout ce qu’il attendait de moi. Lui qui vouait un culte aux objets, sans doute se vexait-il de me voir réfugié dans la lecture et les jeux d’imagination. Les bras tendus pour apporter un plat en sauce, il me suffisait de cogner dans la table plus haute que moi pour qu’il change de couleur à l’idée qu’une tâche de graisse gâtât définitivement le pourpre du bois de merisier. Qu’avais-je fait pour avoir des parents comme ça ?


Je rêvais de navigation avant que d’avoir vu la mer. Je l’avais aperçu dans les livres. Etait-ce en 61 ou 62 ? Hemingway s’était déjà tué sans que je ne le sache. Qu’importe, à cette époque, je ne faisais pas attention aux auteurs. En tout cas, la passion du vieil homme pour l’océan était merveilleuse. Ce fut le premier livre adulte qui devait me marquer. Je devais rêver écume et enclume tout l’été. J’interrogeai des voyageurs de passage, qui m’apprirent que la marine embauchait sans difficulté. Ma plus grande crainte était d’avoir le mal de mer. Que ferais-je, si d’aventure, je ne supportais pas la houle?


Mère, enfin ! suspendit ses travaux d’aiguille… lorsqu’elle mit au monde un deuxième marmot qui devait rester couvert d’eczéma toute sa pauvre vie. Les riboulaines du canton s’obstinaient à nous apporter des feuilles de cognassier pour le soigner. A les voir cette année-là, les fruitiers effeuillés donnaient un bien triste spectacle. Hélas, cela ne suffit pas à soigner mon frère, ce zébu qui ne tenait pas sur ses pattes arrières, mourut d’on ne sait quoi sans avoir jamais zinzinulé, comme foudroyé, début avril. S’était-il découvert en mars, un soir de giboulée ?



Heureusement, je devais finir par trouver un pair, ou plutôt un compère. Albert et moi nous entendîmes à merveille pendant huit années de complicité. Nous ne nous lassions pas de maudire nos parents respectifs. Mais ce que j’aimais le plus chez lui, c’était la pudique tiédeur qu’il observait à l’endroit des femmes. Nous n’en parlions jamais. L’âge et la rareté des belles aidant, nous en vinrent à aimer, secrètement s’entend, la même donzelle. Lorsque celle-ci, incapable de se décider (autant tétanisée à l’idée de choisir qu’à celle de briser une amitié), attenta à sa vie, nous nous rejetâmes la faute l’un sur l’autre. Cela finit très mal… pour lui. Notre duel à la loyale, mais sans témoin, passa pour un accident. Je devais me marier, quelle faute! sans avoir vu la mer. 


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Texte écrit pour le défi "Agenda ironique" d'avril 2020 :
https://carnetsparesseux.wordpress.com/2020/04/02/en-avril-decouvre-le-fil-agenda-ironique-davril/

Commentaires

  1. Doublement merci Emmanuel : d'avoir participé à l'agenda... et créé un blog pour l'occasion !

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    1. Il n'y a pas de quoi. Merci d'avoir su susciter un peu d'inspiration, alors que je m'enfonçais confortablement dans le creux de la vague ! Je ne sais pas par quelle magie je signe avec ce nom d'Ali Pogramme, c'est un pseudo pour d'un autre mien blog : https://www.tumblr.com/blog/alipogramme

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  2. eh bien ça rigole pas dans le coin mdrrrrrrrrrrrr mais rien à dire, tout y est !!!

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  3. Fameux, tout comme j'aime (dans les histoires, entends bien) ;-)

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