L'arène

 

Quand je pense à ce branleur qui imitait Ben Harper au printemps 2005 sur la pelouse fatiguée du lycée Alexandre Dumas.... Grand gaillard, caleçon apparent, mielleux, bien-pensant, habile avec les filles. Mais gentil comme tout. Quinze ans après, après avoir rêvé de lui peut-être, avoir été empli de son image en tout cas au petit matin, je le croise dans le métro, et ne parvenant à détacher mes yeux de son visage, il me dévisage à mon tour. Je sais alors que c’est bien lui, car il s’approche aussitôt, ravi : « Ça alors, Guillaume, t’as pas changé ! ». Faut croire que je suis toujours aussi mal fagoté. Lui non plus, à part sa calvitie galopante et sa chemise repassée sous une ceinture Hugo Boss, il n’a pas changé.


Tout change et rien ne change. Il a toujours le même air étonné auquel je ne peux pas me faire. Tout change, certainement, mais je ne remarque pas ses jeunes rides, et je dois me raisonner pour me dire que cette peau dûment rasée chaque matin n’est pas celle d’il y a quinze ans.


C’était le genre de type qui posait tout le temps des questions. Il essayait de savoir ce que pensaient les profs. Je crois qu’il était sincère, qu’il essayait vraiment de comprendre le monde. Il ne pouvait pas se contenter de faire comme les autres : apprendre seulement par cœur. Mais ses efforts étaient vains. Machine à lever le bras, il mettait les enseignants en sueur... Même les plus aimables perdaient patience, car ses questions n’entretenaient jamais qu’un lien obscur avec le cours, le programme ou l’actualité.


Pendant quelques années, Paul a tenté de sortir de sa condition bourgeoise. Par hasard versé dans une classe ES (ou trop mauvais en science pour intégrer la plus prestigieuse filière), il ne se contentait pas d’avaler avec amertume des dix sur vingt en histoire, en philo, et en sciences sociales. Il pensait sans doute que pour l'école de commerce, il devrait faire partie des bons. Ou bien, c’est plus que probable, était-il sincère.


C’est toujours le même. Le genre de type qui en cinq minutes vous en dit assez long pour connaître la totalité de ses vues. C’est bien simple, il n’en a pas. Ou n’ayant que des idées convenables, aucune ne lui appartient en propre. Il est prêt à en changer. Ses yeux font deux puys d'insatisfaction qui brillent comme des braises.


Il a une alliance, mais il ne parle pas de lui. Il ne me demande pas si je suis marié ou si j’ai des enfants. Il veut savoir tout de go ce que je pense de la situation. Je n’ai que cinq stations pour le mettre sur la piste de ma vérité. Je lui demande de préciser ce qu'il entend savoir. Aussitôt entamée, sa phrase s’arrête, il me dévisage, me laisse trouver la subordonnée qu’il avait sur le bout des lèvres. Il sait que je sais sa vacuité. Il sait qu’il répète ce qu’il a entendu, honteux. Qu’est-ce que tu penses, toi ? me presse t-il a une station de ma sortie. J’essaie d’esquiver. Je fixe un homme dévorant quelque chose s’approchant d’un bretzel liquide. Je sais que je n’aurais pas le temps de m’expliquer. Mais qu’est-ce que tu penses, répète t-il, alors que ma station est annoncée. Je n’ai pas le courage de lâcher le morceau. Je sais qu’il suffirait qu’il rentre chez lui, presse un bouton, et mes paroles s’évanouiraient aussitôt contre le babillage neurasthénique des speakerines.


Ce qui se passe doit le troubler. Si j’avais le temps, je sais que je pourrais le convaincre. Je pourrais encore prendre son courriel et lui écrire calmement. Prénom point nom arobaz quelque chose, ça prend deux secondes et ça se retient facilement. Mais je n’ai pas le courage. Hélas, je ne peux rien faire pour ce fils de dentiste. Il est perdu ; ou c’est moi. Nous ne sommes pas du même monde.


Je lui dis salut sans le regarder dans les yeux. Trop tard... je n'ai pas saisi la perche. Mais tandis que la porte se referme sur moi, je me retourne pour hurler : La reine Margot, il faut que tu lises La reine Margot ! Je regrette aussitôt mon geste, mais on ne peut retirer ses paroles comme une vulgaire plinthe. Pourvu que mon cri, dans sa fulgurance, ait trouvé des esgourdes bienveillantes ! 

 

 

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C'était ma contribution à l'Agenda ironique de novembre 2020 hébergé par https://toutloperaoupresque655890715.com

Il fallait faire un (ou plusieurs) anapodotons, employer l’expression « Bretzel liquide » et s'inspirer du thème « Un temps pour chaque chose », comme il est dit dans l’Ecclésiaste III.

Commentaires

  1. Le moment de solitude et de gène qu'on ressent en croisant quelqu'un venu du passé avec lequel on n'avait déjà pas d'atomes crochus...C'est très bien décrit mais pourquoi la reine Margot, ça m'échappe mais je ne suis pas Française, il y a peut-être une évocation historique...ou pas ;-)
    Bon dimanche.

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  2. Merci Photonanie. C'est une invitation à relire le livre. Je trouve qu'il y a des résonances avec le présent. Mais c'est subjectif !

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